Le piège caché de l'accord de libre-échange Europe Etats-Unis

georges-s Par Le 02/05/2014 0

mediapart.jpgÀ l'approche des européennes, les opposants à l'accord de libre-échange en chantier entre l'UE et les États-Unis donnent de la voix. Ils s'inquiètent des risques qui pèseraient sur les normes de santé, de sécurité ou d'environnement en Europe. Mais un mécanisme d'arbitrage prévu dans le texte, qui autorise des entreprises à attaquer des États en justice, focalise de plus en plus l'attention.

De notre envoyé spécial à Bruxelles.  Après la catastrophe de Fukushima en 2011, l'Allemagne annonce l'arrêt définitif de ses centrales nucléaires dans les dix ans à venir. Un groupe énergétique suédois, Vattenfall, propriétaire de deux centrales nucléaires dans le pays, s'indigne : à ses yeux, cette décision menace ses profits à moyen terme. En mai 2012, l'entreprise lance une procédure en justice contre Berlin, devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), basé à Washington.

Vattenfall réclame 3,7 milliards d'euros de dédommagement aux autorités allemandes, pour compenser les pertes à venir. Le groupe s'appuie sur un texte précis, signé notamment par la Suède et l'Allemagne : le traité énergétique européen, entré en vigueur en 1998, qui garantit aux investisseurs étrangers des « conditions stables » pour leurs investissements. En résumé : une entreprise poursuit en justice un État, pour des décisions prises au nom de l'intérêt public, parce qu'elles menacent sa rentabilité. La bataille juridique est lancée, l'issue incertaine. Bienvenue dans le monde merveilleux de l'arbitrage entre « État » et « investisseur ».

L'une des centrales nucléaires de Vattenfall en Allemagne, en 2013. © Reuters.
L'une des centrales nucléaires de Vattenfall en Allemagne, en 2013. © Reuters.

Ces mécanismes, qui voient s'affronter des groupes privés et des exécutifs démocratiquement élus, se sont multipliés ces dernières années. Inconnus du grand public, ils répondent à un sigle que seuls les spécialistes en droit du commerce international, et certains réseaux d'activistes, connaissent bien : « ISDS » (mal traduit en français: « règlement des différends entre investisseurs et États »).

La plupart des accords de libre-échange conclus dans les années 2000 contiennent un volet « ISDS ». Leur objectif est simple : offrir le maximum de garanties juridiques à des entreprises privées, pour les encourager à investir dans des pays étrangers.

En tout, plus de 3 000 traités internationaux intègrent ce type de clauses. L'an dernier, 274 litiges de ce genre ont été tranchés, selon les chiffres des Nations unies (43 % en faveur des États et 31 % pour les investisseurs, le reste à l'amiable). Et quand l'État perd, c'est l'argent du contribuable qui est versé à l'entreprise… Des milliards de dollars de compensations financières sont en jeu chaque année.

La procédure, complexe, pourrait, à l'occasion de la campagne pour les européennes, arriver jusqu'aux oreilles du grand public. Car elle constitue l'un des piliers les plus contestés de l'accord de libre-échange en chantier, entre les États-Unis et l'Union européenne (dont l'un des sigles, toujours en anglais, est le « TTIP »). Les négociations entre Bruxelles et Washington ont commencé en juillet 2013, mais sont encore loin d'avoir abouti – si elles aboutissent un jour. Mais ce sont bien les eurodéputés élus fin mai qui auront le dernier mot sur le texte, et pourront le valider, ou le rejeter, une fois les négociations bouclées – sans doute d'ici plusieurs années.

Lors d'un débat télévisé lundi soir à Maastricht, entre candidats à la présidence de la commission, l'Allemande Ska Keller, la chef de file pour les Verts, y a même fait allusion, en s'en prenant à ses adversaires : « Tous vos groupes au parlement européen ont voté une résolution qui va donner le droit aux entreprises d'attaquer en justice les gouvernements européens », a-t-elle déclaré (à 1h24'22", vidéo-ci-dessous).

Il n'est pas certain que grand-monde ait compris la référence à la résolution votée en mai 2013 par le parlement, qui a majoritairement soutenu l'ouverture des négociations avec Washington. Mais la bataille contre le TTIP, et son volet arbitrage en particulier, est en train de grossir depuis plusieurs mois dans nombre de pays européens, à commencer par l'Allemagne. En France, des partis opposés sur le principe à l'accord de libre-échange avec les États-Unis (Front national, Front de gauche, EELV, NPA, Nouvelle Donne, etc.) pourraient, eux aussi, s'emparer haut et fort du sujet.  
 

Sur le papier, les entreprises étrangères peuvent exiger des États des compensations financières dès qu'elles estiment qu'une décision des autorités publiques a mis à mal une partie de leurs investissements. De manière directe, via des expropriations (c'est par exemple ce qu'avait décidé l'Argentine en 2012, à l'encontre du pétrolier espagnol Repsol, chassé du pays) ou plus souvent indirecte, via l'adoption de nouveaux textes législatifs, qui renforcent les contraintes environnementales ou sanitaires: ce fut par exemple le cas de la compagnie américaine Lone Pine qui, en 2013, a attaqué en justice le Canada, sur la base du traité de libre-échange ALENA, parce que le Québec venait de décider un moratoire sur le gaz de schiste.

Pratiquée à grand échelle, la technique peut vite devenir vertigineuse. Ce mécanisme d'arbitrage « autorise les entreprises à remettre en cause le droit souverain des États à légiférer, en faisant valoir leurs propres intérêts commerciaux », s'inquiète l'ONG Amis de la Terre Europe dans une étude publiée fin 2013. Dans les négociations avec Bruxelles, « les États-Unis sont déterminés à obtenir les meilleures conditions, pour que des entreprises privées explorent le potentiel européen en matière de combustibles non classiques, dont des gaz de schiste et des sables bitumineux », s'alarme l'association. 

« Le fond de l'ISDS, c'est de permettre aux entreprises de récupérer leur investissement si cela tourne mal », résume Johannes Kleis, du BEUC, le bureau européen des unions de consommateurs (qui inclut l'UFC-Que choisir). « Très bien. Mais je ne vois pas en quoi il faudrait passer pour cela devant des tribunaux spéciaux. Il y a des tribunaux nationaux qui peuvent être saisis par les entreprises qui s'estiment flouées, et c'est largement suffisant. »

Une consultation publique ouverte pendant trois mois

L'affaire est d'autant plus explosive que « les soi-disant neutralité et indépendance de cette justice d'arbitrage internationale sont une illusion », assure Cecilia Olivet, co-auteure d'une longue étude de référence, financée par deux ONG, CEO et TNI, et qui s'intéresse, en particulier, au profil des juges qui tranchent ces litiges à travers le monde. « La loi et les différends qui en découlent sont en grande partie façonnés par les cabinets d'avocats, les arbitres eux-mêmes, et plus récemment, par une poignée de spéculateurs qui tirent beaucoup d'argent de ces différends. »

L'avenir du TTIP tout entier, grand projet de José Manuel Barroso, le patron de la commission européenne sur le départ, risque-t-il de capoter à cause des controverses de plus en plus musclées sur le volet arbitrage du texte ?

Sentant le vent tourner, la commission a changé de tactique à la fin du printemps. « Ils ont fini par entendre l'exaspération de la société civile sur ce sujet, et ils n'ont eu d'autre choix que de lâcher un peu de lest », analyse Johannes Kleis, du BEUC. En mars, l'exécutif européen s'est résolu à publier le texte actuel des négociations sur le volet ISDS, pour mener, pendant trois mois, une « consultation ». Une rupture, alors que, jusqu'à présent, les États membres de l'UE se sont toujours refusés à publier ne serait-ce que le mandat donné à la commission à l'été 2013 pour négocier avec les États-Unis. « Ce n'est pas un référendum pour ou contre l'ISDS, c'est une consultation publique, ouverte, où chacun peut donner son avis pour améliorer le texte », précise le porte-parole de Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce. 

Citoyens lambda, think tanks, ONG, cabinets d'avocats, lobbies industriels… Tout le monde est invité à répondre d'ici à début juillet à ce questionnaire (à lire ici). Mais encore faut-il comprendre ce texte de droit, d'une technicité redoutable (voir le document ci-dessous). « C'est la consultation publique la plus complexe que j'aie jamais vue : la priorité est donnée aux cabinets d'avocats spécialisés pour répondre, et sûrement pas aux citoyens », regrette Johannes Kleis, du BEUC. « Les questions sont orientées, et le texte est écrit sur un registre très légaliste, qui le rend difficile d'accès pour le grand public », constate Cecilia Olivet (TNI).

Médiapart  1er mai 2014

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