Belliqueuse ou pas, cette décision de levée d’embargo a été obtenue au forceps par la France et le Royaume-Uni, les deux principales puissances militaires de l’Union européenne : elles militaient depuis plusieurs mois en faveur de livraisons directes d’armes aux opposants syriens, sous prétexte de rééquilibrer les forces et de compenser l’aide fournie au camp gouvernemental par la Russie.
Mais une décision obtenue par défaut, à l’issue d’une douzaine d’heures de discussions jugées particulièrement âpres, en raison de multiples désaccords entre les 27. Les sanctions européennes couraient jusqu’au 31 mai. Les pays-membres ont accepté de reconduire les mesures sur le gel des avoirs ou les interdictions de visas pour Bachar Al-Assad et ses proches. Mais ils ont calé sur la prolongation de l’embargo sur les armes, dont la France et le Royaume-Uni ne voulaient plus.
Catherine Ashton, la haute représentante pour la diplomatie de l’Union européenne, prenant acte de l’absence de politique commune sur ce point, a préféré y voir, plus positivement, « la reconnaissance du fait qu’en tentant de déterminer la meilleure manière de soutenir le peuple syrien, les pays voudront prendre des décisions eux-mêmes ».
Marges d’interprétation
Pour habiller cette absence de politique commune, les pays hostiles ou simplement réticents à la levée de l‘embargo ont fait inscrire une série de restrictions :
ces armes seraient destinées exclusivement à la Coalition nationale de l’opposition syrienne ;
elles ne devraient servir qu’à la « protection des civils » ;
l’octroi des licences serait fait au cas par cas, dans le respect des critères de la « position commune » de 2008 - décision qui oblige, rappelle le site B2 de Bruxelles, au respect de certains critères… notamment ne pas livrer d’armes « susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale ».
On voit l’importance des marges d’interprétation de ces diverses « garanties » … qui n’en sont guère. D’emblée, des pays comme l’Autriche [1], la Belgique, la Finlande, l’Irlande, les Pays-Bas, la Suède ont fait savoir qu’exporter des armes sur un champ de bataille ne pourrait que compliquer le règlement politique, que c’est « contraire aux principes » de l’Union européenne, et qu’ils n’en enverront donc aucune.
La levée de l’embargo a suscité une certaine incompréhension dans la classe politique en France : opération « risquée et hasardeuse » (selon la plupart des observateurs), « faute lourde pour la paix et surenchère militaire » (Front de Gauche), « irresponsable et dangereuse » (FN), « remède pire que le mal » (UMP), qui revient à « armer les djihadistes » (Droite populaire), du fait qu’il est difficile de « savoir à qui l’on vend », alors qu’on aurait dû tenir compte du précédent libyen de 2011 (Modem).
Déclaration non contraignante
Les participants à cette réunion de lundi à Bruxelles ne sont même pas d’accord sur la portée de leur décision : en théorie, les 27 s’engagent à s’abstenir d’exporter des armes avant le 1er août, pour laisser leurs chances à la conférence Genève 2 et à une éventuelle négociation politique. Le vrai feu vert serait donné par Mme Ashton, après un réexamen de la situation à cette date, notamment des résultats de l’initiative de dialogue politique menée par la Russie et les Américains, et « l’engagement des parties syriennes ».
Mais le Royaume-Uni et la France n’ont pas exclu, mardi, d’armer les rebelles syriens avant le prochain rendez-vous des chefs de la diplomatie européenne, prévu pour le 1er août. « Je me dois de corriger un point d’inquiétude. Je sais que des discussions ont porté sur une sorte de date limite en août. Ce n’est pas le cas », a fait valoir le ministre des affaires étrangères britannique, William Hague.
Paris a également annoncé se réserver le droit d’armer rapidement les rebelles, tout en espérant qu’une solution politique pourra être trouvée d’ici là, notamment dans le cadre de la conférence prévue pour la mi-juin à Genève. Les restrictions à la levée de l’embargo évoquées à l’issue du conseil des ministres des affaires étrangères de lundi 27 mai, à Bruxelles, n’auraient pas de portée juridique, étant simplement réunies dans une « déclaration politique » non contraignante, selon le porte-parole du Quai d’Orsay, Philippe Lalliot, pour qui la livraison « dépendra des évolutions en cours sur le terrain » et « des évolutions diplomatiques (…) en fonction des demandes faites par l’opposition [syrienne] ».
Réplique sévère
Sur France Inter, mercredi matin, l’ex-premier ministre et actuel ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, s’est voulu offensif sur ce dossier syrien – comme il l’est depuis sa nomination. S’il est avéré que des armes chimiques ont été utilisées par les forces de Bachar Al-Assad, cela ne restera pas sans une « réplique sévère », a-t-il indiqué : selon lui, cette formulation est utilisée dans le langage international pour qualifier une « dernière étape avant une intervention militaire ».
S’acharnant tout de même à présenter la France comme « une puissance de paix », le ministre a défendu la levée de l’embargo, « moyen de pression » politique sur le régime syrien, mais surtout outil de « rétablissement de l’équilibre » militaire, afin de permettre aux rebelles, notamment grâce aux missiles anti-aériens qui pourraient leur être fournis, de répliquer aux tirs d’armes lourdes des forces fidèles à Bachar Al-Assad. Il juge que Moscou, qui livre des armes à Damas, est d’ailleurs mal placé pour critiquer cette levée de l’embargo.
Au passage, Laurent Fabius détaille l’argumentation des Russes (qu’il a rencontrés ces jours derniers pour préparer un éventuel « Genève2 »), à propos de leur projet de livrer à Damas des missiles sol air S-300 (l’équivalent des Patriot américains) :
« Nous avons signé des contrats, en 2010 ; il faut les honorer » ;
« ces armes sont défensives, uniquement » ;
« elles ne sont dirigées contre personne », etc.
Exclusion aérienne
En fait, le déploiement de ces batteries d’origine russe, livrées à partir de la mi-2013, pourrait empêcher définitivement les Occidentaux de mettre en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie ; et le gouvernement istraélien, qui y voit une menace contre sa propre sécurité, a laissé entendre dès le 28 qu’il ne laisserait pas le dispositif russe se mettre en place.
Laurent Fabius a également expliqué pourquoi les Occidentaux avaient renoncé, depuis déjà plusieurs mois, à ce projet de zone d’exclusion aérienne, qui avait été instaurée au dessus de la Libye en 2011 : la chasse syrienne est autrement plus importante que ne l’était l’aviation libyenne, avec 550 appareils ; son système anti-aérien est également très puissant. Il a été ainsi calculé qu’il faudrait réunir des moyens 5 à 6 fois supérieurs à ceux qui avaient été mobilisés dans le cas libyen, ce qui – en l’absence d’un engagement américain – est largement au dessus des capacités franco-britanniques.
L’Iran pestiféré
Le chef de la diplomatie française continue, par ailleurs, de refuser d’associer l’Iran à un règlement politique du conflit, tel que pourrait le dessiner une conférence « Genève2 ». Il a invoqué une série d’arguments :
Téhéran, qui veut avant tout faire avancer la cause des musulmans chiites, n’aurait pas intérêt à faire cesser le conflit ;
l’Iran n’a jamais, selon lui, endossé les conclusions de « Genève1 » (qui prévoyait, avec l’assentiment de Moscou, la mise en place d’un gouvernement de transition avec tous les pouvoirs exécutifs) ;
il y a risque de « collision » entre le différend sur le nucléaire iranien et le conflit en Syrie, Téhéran – qui a toujours tenté de lier les deux questions – pouvant faire traîner d’un côté, exercer un chantage de l’autre …
Le ministre français – vivement critiqué sur ce point par des personnalités aussi modérées qu’Hubert Vedrine , un de ses prédécesseurs socialistes [2] – ne se voit pas débattre à Genève ou ailleurs avec les représentants d’un pays qui a envoyé en Syrie des instructeurs pour encadrer les soldats du gouvernement, et qui a étendu le conflit au Liban, en demandant au Hezbollah de se porter au secours de Bachar Al-Assad.
Filières testées
Laurent Fabius reconnaît avoir affaire à une « tragédie régionale », avec déjà une implication de nombreux pays (dont la Jordanie, la Turquie, Israël, l’Irak – où « il y a autant ou plus de morts chaque jour qu’en Syrie »), mais ne paraît pas convaincu que lui-même en rajoute. Il se défend toutefois d’être « naïf » dans ce dossier, plaidant pour un « élargissement de la coalition » des opposants, et un soutien exclusivement réservé à ceux « qui permettront à toutes les communautés de continuer à vivre en Syrie », et non à des groupes qu’il range dans le camp « terroriste », comme Jabhat Al-Nosra, « affilié à Al Qaida, financé par des trafics », etc.
Le porte-parole du Quai, Philippe Lalliot, a également évoqué cette question, lors de son point presse de mardi : « Le vrai sujet est celui de la traçabilité des armes. Si nous décidions de livrer des armes ce serait à des groupes que nous voulons voir promus dans la Syrie de l’après Assad, ce qui pose la question de la structuration militaire de l’opposition syrienne », a-t-il dit. « On a déjà testé un certain nombre de filières [pour livrer aux rebelles, ndlr] du matériel médical, du matériel non létal. Nous l’avons fait avec des exigences de traçabilité. C’est le même type d’assurances que nous voudrions avoir pour les armes », a ajouté le porte-parole.
Alors que lundi 3 juin, à l’occasion d’une cérémonie officielle à New-York, en présence de Ban Ki Moon, les Etats vont enfin pouvoir formellement signer le premier traité de l’histoire visant à réguler le commerce international des armes classiques, l’ong Oxfam-France assure que « la France attendue au tournant après la levée de l’embargo européen sur la Syrie ». Le traité crée des obligations juridiquement contraignantes pour les Etats, qui devront évaluer tous les transferts d’armes afin de s’assurer que celles-ci ne contribueront pas à des violations des droits humains ou du droit international humanitaire.
Risques graves
Pour Oxfam, « la récente décision de lever l’embargo sur les armes à destination de la Syrie, un des trois Etats ayant justement voté contre le Traité, va à l’encontre de ce principe. Compte-tenu de la nature divisée des groupes d’opposition, de la quasi impossibilité de contrôler in situ si les armes transférées seront utilisées pour commettre des violations, des rapports et témoignages sur les exactions commises par l’ensemble des protagonistes et les détournement des armes et munitions, il y a de graves risques que les armes soient utilisées pour commettre des violations des droits humains, avec probablement de nouvelles conséquences humanitaires désastreuses. La France pourrait alors se retrouver en totale violation de ses engagements au regard de la Position Commune de l’Union européenne sur les exportations d’armements, qui continue de s’imposer aux Etats membres malgré la levée de l’embargo. »
A propos de traçabilité, l’affaire des échantillons ramenés par les journalistes du Monde, et confiés aux autorités françaises pour analyse, qui prouveraient l’utilisation d’armes chimiques par des soldats syriens, soulève quelques interrogations, de type technique mais aussi déontologiques, formulées par exemple par Nidal, sur Seenthis : garanties sur les conditions de prélèvement et de transport de ces présumées substances chimiques ou échantillons sanguins ; implication de journalistes dans la transmission de « preuves » à des autorités – le tout relevant d’un certain mélange des genres …